MANIFESTE ANTI–FASHION


Crédit Photos : Li Edelkoort
Mademoiselle a rencontré la grande défricheuse de tendances Li Edelkoort à l’occasion de la présentation de sa collaboration avec la très jolie maison horlogère Rado. Gourou de la mode depuis plus de trente ans, la prévisionniste hollandaise annonce sa mort et celle de son système dans son « Manifeste Anti-Fashion ». Très sévère à l’encontre des créateurs, des écoles, de la presse et des bloggeurs, elle accuse l’industrie de la mode « d’avoir creusé sa tombe ». Une analyse franche et argumentée, expliquant les 10 raisons qui font que, selon elle, notre système est obsolète. Constat et décryptage en préambule d’une présentation, par son bureau de style Trend Union, des futures prédictions mode & design, à retrouver ici.
Il y a quinze ans, le Time magazine, la classait déjà parmi les 25 experts mode les plus influents. A 65 ans, cette parisienne d’adoption impose toujours sa vision créative à travers ses cahiers de tendances destinés aux industriels de la mode, de la beauté, du design, et du bien-être. Elle les conçoit tous les 6 mois et les distribue dans le monde entier auprès des grands groupes de luxe. Son inspiration, nourrie par ses voyages, son entourage ainsi que son empathie pour les autres, lui permet d’imposer un regard juste sur l’évolution de notre société et aujourd’hui, Li se désole de constater que « La mode n’a plus rien à dire ». Mademoiselle a dévoré son « Manifeste Anti-Fashion », décryptage :
SUR LES BANCS DE L’ECOLE
Les instituts, les académies et les universités du monde entier forment nos jeunes stylistes en herbe à devenir des créateurs de podium, des stars individuelles, des divas qui ne cherchent qu’à intégrer les maisons les plus réputées. « Des stars qui ne savent plus faire ce que l’on appelait autrefois la mode », déplore Li, remarquant le manque de connaissances des élèves face au tissu, à la manière dont il fonctionne, comment les fibres réagissent lors de la couture… Un phénomène probablement lié à la disparition des ateliers, lieux où l’apprentissage de la couture devient un art, qui sont sacrifiés à cause de l’investissement trop important qu’ils représentent pour les écoles.
L’APAUVRISSEMENT DES MATIÈRES
Les matières sont totalement laissées pour compte. Plus préoccupées par l’investissement qu’elles réalisent que par la qualité des textiles, les marques se fournissent désormais dans des pays à bas coûts qui ne sont pas capables de reproduire la même richesse et la même diversité que les grandes entreprises de fibre, de file et de textile européens. Les soies françaises, les lins belges, les classiques anglais, les tweeds irlandais, les synthétiques japonais, les surfaces espagnoles et finitions italiennes, laissent place à quelques matières tristes et sans intérêts que les marques pourtant s’arrachent.
L’INDUSTRIALISATION DE LA CONCEPTION
« Comment un produit qui nécessite d’être semé, cultivé, récolté, peigné, filé, tricoté, découpé, cousu, finis, imprimé, étiqueté, emballé et transporté peut-il couter seulement quelques euros ? ». Toujours par soucis d’investissement, la conception des vêtements est confiée à des manufactures de pays à bas-salaires. Tout le monde le sait et pourtant personne ne boycotte ces marques qui utilisent des manufactures remplies de travailleurs sous-payés.
LE MANQUE DE CREATIVITE
Li Edelkoort est fascinée par ces designers de mode qui ont apporté bien plus à la femme que de simples habits. Ces maîtres comme Paul Poiret, Claire McCardell ou encore André Courrèges, que Mademoiselle admire tout autant, ont opéré une véritable révolution dans la silhouette féminine. Les couturiers d’aujourd’hui, nostalgiques d’une époque révolue, déclarent neufs des concepts du passé et puisent parfois dans les imprimés vintage lorsqu’ils élaborent leurs nouvelles collections. Il n’y a plus d’innovation, plus de création, la mode ne se renouvelle pas.
LA FAUSSE ROUTE DU MARKETING
Il n’existe désormais qu’une seule perspective : comment améliorer les bénéfices ? Le marketing se fait manipulateur pour pousser sans cesse les acheteurs à consommer. Tout à tour, il sert et détériore la mode. Ses acteurs sont devenus « les gardiens peureux des marques, les otages des intérêts des investisseurs, et les esclaves des institutions financières ». Li décrit également l’aversion du risque, cette peur qui pousse les marques à ne commercialiser que des articles dont la vente est quasi-assurée. Par ces actions, certaines enseignes perdent leur fidèle clientèle, qui part à la recherche de produits moins semblables les uns aux autres et moins exposés médiatiquement.
« …dirigée par les financiers, la mode est démodée »
LA SUR-ENCHERE DES DEFILES
Les beaux cartons d’invitation aux présentations de collections cachent en réalité des showrooms pleins à craquer, des défilés d’une quinzaine de minutes alors que l’attente représentait le double. Tous les modèles ont le même physique et les pièces phares de la collection sont confiées à un mannequin star. Les meilleurs artistes, acteurs, musiciens du moment s’agglutinent aux premiers rangs pour se montrer et ne vivre finalement le spectacle qu’à travers leurs smartphones.
PUBLICITE : LE ROULEAU
« Un beau texte, un poème, une voix peuvent manquer. Un texte n’est-il pas important aujourd’hui ? Alors, où sont les mots ? », se demande Li, quand elle regarde les pubs qui s’agglutinent dans les magazines de mode. « Tout le crédit est donné aux photos, on peut les classer en trois catégories : acteurs célèbres, mannequins célèbres, photographes célèbres. Toutes les marques utilisent les mêmes décors, les mêmes scènes, les mêmes poses nonchalantes ». Il n’y a plus de surprise dans la pub et pourtant elle occupe trois-quarts de la place. D’ailleurs, Li confie que les pubs, elle les arrache, afin que les magazines soient plus légers quand elle les transporte.
« les pubs, elle les arrache, afin que les magazines soient plus légers quand elle les transporte »
JOUNALISTES & BLOGGEURS
Auparavant placé entre les mains de personnes expertes, la mode est désormais décrite par des banalisations inintéressantes. Les éditeurs sont poussés à faire de leurs magazines de modes les numéros un, les plus « likés », les plus suivis, et sont menacés dans leur quête de gloire par l’apparition des bloggeurs. Ces journalistes improvisés d’un nouveau genre à qui l’on accorde de plus en plus de crédit puisqu’ils génèrent beaucoup d’argent et sont un vecteur de communication important vers le client.
VERS UNE CONSOMMATION DIFFERENTE
Que ce soit dans les boutiques ayant pignon sur rue, les centres commerciaux, ou les magasins en ligne, les ventes chutent. Rien n’y a changé depuis le début du siècle et ce mode de consommation n’inspire plus les clients qui sont à la recherche d’une manière plus divertissante de faire du shopping.
REPENSER LE VETEMENT
L’affirmation d’un style se fait sur la peau, sur son corps et ses cheveux, l’habit n’est plus le moyen d’affirmer sa personnalité puisque tout le monde porte la même chose ! Les consommateurs forment leurs garde-robes à partir de vêtement similaires. Tout s’échange, se loue, se transforme … Pour se créer un style, on assemble et mixe les pièces, une robe et un chapeau d’homme, les must-haves de l’année avec des pièces de collection … Le client s’improvise créateur.
C’est « couillu » de dénoncer un système qui fait vivre, non ? Mademoiselle salue le courage et la clairvoyance de l’auteur de ce Manifeste Anti-Fashion si juste, qui, sans mâcher ses mots et en pointant clairement du doigt certaines maisons, a le courage de critiquer un monde dans lequel elle évolue. Au-delà de la critique, Mademoiselle voit le constat intelligent de ce regard inquiet et néanmoins plein d’espoir à l’égard d’une nouvelle génération de créateurs qui ne sera pas en mal d’inspiration et qui redonnera toutes ses lettres de noblesse à la mode.